Les relations civilo-militaires en Russie: histoire d’un déséquilibre

Les spécialistes de la Russie ont de longue date relevé l’influence des siloviki, ces membres des forces armées, services secrets (FSB, SVR) et forces para-militaires de certains ministères russes (intérieur, gardes-frontières, garde présidentielle, bureau du procureur-général, agence de communication et d’information du gouvernement notamment) au sein de l’appareil d’Etat, puisqu’ils constituent environ un quart des structures gouvernantes à tous les échelons de l’administration russe, et plus de 60% du personnel du Kremlin. Le poids des siloviki s’inscrit néanmoins dans une longue durée des rapports civilo-militaires en Union Soviétique, puis en Russie, qui sont couverts par ces deux ouvrages.

Le premier, un peu ancien puisqu’il a été publié en 1993, reste néanmoins l’une des très rares études synthétiques couvrant les relations civilo-militaires sur l’ensemble de la période soviétique. L’idée centrale de l’ouvrage est la suivante: les Soviétiques ne parvinrent jamais à mettre en place une institution militaire qui soit guidée par la sphère politique au lieu d’être tentée d‘intervenir dans cette dernière. De ce fait, le Parti et l’Armée Rouge étaient en fait simultanément des partenaires et des compétiteurs, la politique de défense soviétique étant l’enjeu d’une concurrence féroce entre civils et militaires, au lieu d’être définie par les civils et mise en œuvre par les militaires comme dans les démocraties occidentales. Nichols avance aussi que l’Armée Rouge était en fait plus idéologisée que le Parti lui-même, la rigueur marxiste-léniniste des militaires s’opposant souvent à un Parti plus pragmatique.

NicholsQuatre phénomènes ont contribué à cette situation de tension permanente. En premier lieu, la question idéologique est fondamentale. Baignés dans l’idéologie marxiste-léniniste, les officiers soviétiques concevaient leur loyauté comme devant aller à l’Etat et au Parti conçus de manière abstraite, et ne voyaient donc pas de contradiction à défendre le Parti tout en critiquant ses dirigeants. Cet aspect spécifique de la culture militaire soviétique se mélangeait avec la conception traditionnelle impériale russe voyant Moscou comme la « Troisième Rome », tout ce qui était bon pour le Parti l’étant forcément pour le monde entier. Ensuite, la question du contrôle de la doctrine était majeure. Contrairement à la pratique occidentale, la doctrine militaire russe était conçue comme relevant de la science marxiste-léniniste, et impliquait donc que le Parti participe à son élaboration: la doctrine soviétique allait bien au-delà des forces armées, elle avait des conséquences sur tous les aspects de la vie en URSS (éducation des jeunes, localisation des industries de production, échanges scientifiques avec le monde non-communiste, etc.). De par sa nature, le contrôle de la doctrine impliquait le contrôle de ressources importantes, et constituait donc un enjeu politique important. Le problème était que le Parti constituant la source de la science marxiste-léniniste, les militaires ne pouvaient pas remettre en cause la doctrine sans remettre en cause le Parti lui-même. Contrairement aux Etats-Unis, où le Président est au sommet de la chaîne de commandement mais n’est pas au sommet de la réflexion doctrinale (les militaires pouvant donc en débattre), l’opposition à la doctrine en URSS était nécessairement une remise en cause du Parti. Troisièmement, et en lien avec le faible constitutionnalisme de la culture politique soviétique,  aucun texte ne régulait juridiquement les interactions civilo-militaires. Ceci permit l’intrusion forte de Staline dans les affaires militaires lors de la phase totalitaire de l’URSS, mais aussi autorisa les militaires à tenter d’obtenir d’influencer l’agenda sécuritaire après la mort de Staline, participant ainsi de la compétition avec le Parti déjà permise par l’idéologie et la lutte pour le contrôle de la doctrine. Enfin, la participation de plusieurs militaires à des instances civiles, comme le Comité Central, le Soviet Suprême et parfois même le Politburo contribuait à déplacer le conflit civilo-militaire dans l’arène politique elle-même. Les forces armées n’étaient ainsi plus seulement au service de l’Etat, elles étaient au service d’intérêts de carrière spécifiques, certains commandants de divisions étant députés ou possédant d’autres fonctions électives.

Nichols retrace l’impact de ces quatre phénomènes depuis 1917, en commençant par l’opposition forte entre Trotski et Fruntze sur la définition de ce que devait être une doctrine militaire soviétique, ce dernier avançant que la doctrine militaire devait être scientifiquement fondée sur la théorie marxiste-léniniste. Staline poussa cette logique au maximum, puisqu’en tant que Premier Secrétaire et donc le Parti personnifié, il était le seul à pouvoir énoncer une doctrine. A la mort de Staline, Khrouchtchev tenta de maintenir un contrôle relativement fort des militaires, mais Khrouchtchev n’étant pas Staline, les tensions latentes entre civils et militaires commencèrent à émerger. Et, de fait, la période Brejnev fut marquée par un retrait des civils et une domination militaire sur la définition de la politique de défense soviétique, une situation qu’Andropov et Tchernenko n’eurent ni le temps, ni la volonté de changer. La vraie tentative de reprise en main fut menée par Gorbatchev, mais fut finalement un échec du fait de la résistance bureaucratique, et des autres priorités politiques du moment, notamment la gestion d’une économie au bord du gouffre.

Les sources de Nichols sont particulièrement variées, et il se base sur les écrits militaires soviétiques, des entretiens (anonymes, comme on le comprend bien), et une connaissance fine de l’histoire politique du pays. Son interprétation de la révolution Gorbatchev est marquée par la proximité des événements, et pourrait être mise à jour, mais son analyse des relations civilo-militaires depuis 1917 n’a pas encore été égalée. Les problèmes soulevés par la situation, qu’il pointe en 1993, sont particulièrement prescients: que faire d’une classe sociale habituée à ne pas être contrôlée par des civils, idéologisée au point d’identifier ses intérêts à ceux de l’Etat et pré-disposée à intervenir en politique du fait des positions électives de certains de ses membres?

Les réponses sont fournies dans le deuxième ouvrage, qui reprend l’enquête exactement là où celle de Nichols s’arrête, et la poursuit jusqu’en 2008. L’auteur liant cette fois l’état des relations civilo-militaires à l’échec de la démocratisation russe après la chute de l’URSS.

BaranyL’argument principal de l’auteur est que les militaires russes ont été « départifiés » après la chute de l’URSS, mais pas dépolitisés, selon l’habitude acquise sous le régime soviétique, adoptant des comportements problématiques d’un point de vue du fonctionnement des relations civilo-militaires comme l’engagement dans la compétition électorale d’officiers d’active (avec le soutien de leurs supérieurs), des actes d’insubordination récompensés au lieu d’être sanctionnés, l’opposition à des politiques étatiques et des pratiques visant clairement à mentir aux autorités civiles. Trois principaux événements ont contribué à l’impossibilité d’établir un contrôle démocratique des forces armées en Russie. En premier lieu, l’invitation lancée par Gorbatchev aux militaires d’active de participer à la politique électorale a mis les relations civilo-militaires russes sur une voie dangereuse pour l’équilibre de leurs interactions, Barany reprenant ainsi les arguments de Nichols. Le deuxième moment a été l’acceptation de cette situation par Eltsine, qui était dépendant du soutien de l’armée après la tentative de coup d’Etat de 1991, et plus encore après sa dissolution (théoriquement interdite) de l’assemblée en 1993. La génération des « Afghans », suivie par celle des « tchétchènes » tenta ainsi d’obtenir des positions électorales, souvent  d’ailleurs sur des listes conduites par des partis ultra-nationalistes s’opposant à Eltsine. Ces tentatives rencontrèrent des succès limités, mais légitimèrent l’existence d’une classe de responsables militaires en poste s’opposant ouvertement et publiquement à la politique de défense. De ce fait, le troisième moment « formateur » fut la volonté de Poutine d’intégrer ces responsables militaires à l’appareil d’Etat en les nommant à des postes politiques (gouverneurs de province, postes à responsabilité au Kremlin ou dans les ministères). Cette politique clientéliste, fit disparaître les militaires de la compétition pour des postes législatifs (qui avaient de toute façon de moins en moins d’importance du fait de la graduelle concentration du pouvoir aux mains de l’exécutif initiée sous Elstine et fortement accentuée sous Poutine), mais permis le maintien d’une classe de « militaires-politiques », cette fois clients directs du régime poutinien. Barany donne ainsi plusieurs exemples de militaires plaidant pour une réforme des forces armées ou s’opposant à Poutine devenus mystérieusement silencieux une fois des postes à responsabilité obtenus. Cette politique de cooptation fut illustrée de manière caricaturale par la promotion des responsables de la tragédie du Koursk, quatre mois après leur renvoi initial des forces armées, et malgré le fait que la commission d’enquête russe les ait jugés responsables de négligences et de mensonges.

Cette présence politique des militaires a des conséquences importantes sur la politique de défense russe. Ainsi, au début des années 2000, la doctrine de sécurité russe considérait le terrorisme international comme une menace principale, tandis que la doctrine militaire établie par l’Etat-Major (peuplé d’officiers n’ayant pas réellement accepté la fin de la Guerre Froide) considérait toujours l’OTAN comme une menace existentielle. En d’autres termes, la doctrine établie par les militaires était en contradiction volontaire avec les priorités de politique étrangère établies par le niveau politique. On peut certainement voir la définition de l’OTAN comme ennemi principal à partir de 2010 dans la doctrine de sécurité comme une victoire des militaires, et la conséquence de leur poids croissant dans l’appareil du pouvoir. On comprend aussi que toutes les tentatives de coopération entreprises par l’Ouest (financement de la sécurisation des arsenaux nucléaires russes, conseil OTAN-Russie, invitation à participer au bouclier anti-missiles de l’OTAN, coopération sur la lutte contre le terrorisme, vente d’armements et dernièrement « reset ») aient finalement été un échec: dans une vision du monde comme un jeu à somme nulle, où tout ce qui est mauvais pour l’Occident est forcément bon pour la Russie, les militaires russes bénéficiaient de ces politiques (pour moderniser leurs armements, obtenir des renseignements et de l’influence au sein de l’OTAN, légitimer leurs politiques brutales dans le Caucase) mais n’ont jamais eu l’intention d’établir une coopération. Barany étudie également la difficile réforme de l’armée russe, et notamment sa continuelle insistance sur la conscription, les armements lourds et la masse, montrant que cette approche a montré ses limites en Tchétchénie, qui était au moment de l’écriture du livre le principal conflit dans lequel était engagée la Russie. Mais cette vision de ce que doit être l’armée russe est finalement complètement logique une fois que l’on prend en compte le fait que l’ennemi principal a toujours été l’OTAN et l’Occident. Enfin, l’auteur étudie comment la dérive autoritaire du régime russe, et la concentration des pouvoirs dans les mains du président, empêchent l’émergence d’informations fiables pour la Douma sur l’état des forces armées russes, dont personne, à part les hauts responsables militaires, le ministre de la Défense et Poutine, n’a une image claire.

Au final, ces deux ouvrages permettent de replacer dans le temps long les relations civilo-militaires en Russie et montrent le poids de la caste militaire au sein de l’appareil du pouvoir. Au vu des événements en Géorgie et en Ukraine, on ne peut qu’être frappé de la prescience de ces deux études, publiées respectivement en 1993 et en 2008, qui posaient déjà les questions fondamentales sur l’idéologisation du corps des officiers russes, son influence sur la politique étrangère de la Russie, et la dérive autoritaire toujours croissante du régime tandis que les Occidentaux se ruaient à Moscou complimenter Poutine pour les « progrès de la démocratie russe » et tentaient autant que possible d’inclure la Russie dans les instances internationales (à l’OMC, en établissant un partenariat avec l’OTAN, ou en l’incluant au G8 ce que ni son régime politique ni son niveau économique ne justifiait). Ainsi, à un moment où l’Occident réalise brutalement l’échec de sa tentative d’inclusion et de partenariat avec la Russie, et doit bien réapprendre à vivre avec un ennemi à ses frontières, ces deux ouvrages nous rappellent l’importance fondamentale de l’établissement de relations civilo-militaires saines pour la bonne santé démocratique d’un régime, mais aussi que tous les signes de la confrontation actuelle étaient mis en avant par les observateurs depuis un certain temps, et qu’il n’est de pire aveugle que celui qui ne veut pas voir.

PS: L’armée habituelle de spécialistes poutinophiles qui pollue internet jugera certainement cet article « russophobe », de mauvaise foi, mal informé, malhonnête etc. et le noiera de commentaires illustrés de liens issus de Sputnik news, La Voix de la Russie et autres blogs alliés objectifs de la propagande russe (Alexandre Latsa, Russia Beyond the Headlines, Realpolitik.tv, Theorisk, Les-Crises.fr, De-Defensa, Athena Vostock, etc., la liste est longue). Comme j’ai autre chose à faire que de la contre-ingérence toute la journée, ils seront systématiquement supprimés.

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