High Command. British Military leadership in the Iraq and Afghanistan Wars

Les guerres d’Irak et d’Afghanistan ont clairement entraîné au sein des forces armées britanniques une profond mouvement d’interrogation sur leur rôle, leur compétence, et leur capacité à agir de manière stratégique. Dernière pièce versée au dossier d’instruction, cet ouvrage fondamental lève le voile sur le fonctionnement interne du MoD et tente de comprendre pourquoi l’action de personnes intelligentes et bien intentionnées a néanmoins été stratégiquement contre-productive.

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L’auteur est particulièrement bien placé pour écrire cet ouvrage, puisqu’il a lui-même exercé les fonctions de Director of Military Operations du MoD (équivalent du sous-chef d’Etat-Major Opérations en France). La première partie du livre amène donc le lecteur dans les couloirs de Whitehall, et décrit par le menu tout le processus de prise de décision au sein du ministère britannique de la Défense, impliquant toute une variété d’acteurs internes, et externes (en particulier le ministère des finances). On y découvre ainsi la coutume qu’un document soit « socialisé », c’est-à-dire circulé auprès des autres acteurs potentiellement concernés, très tôt dans le processus de validation (en tout cas plus tôt que ce que je connais du système français); ou alors le désespoir qui saisit l’officier affecté à Whitehall et qui n’a jamais été préparé au type de travail qu’il doit désormais accomplir au cours de son cursus militaire. Quasiment comme un sociologue, Elliott explique la manière dont l’organisation administrative du ministère favorise tel ou tel type d’intérêts et de comportements, et les connaisseurs feront immédiatement le lien avec le courant dit « bureaucratique » de l’analyse de la politique étrangère, initié par le célèbre ouvrage de Graham Allison, Essence of Decision. L’un des passages les plus intéressants est l’analyse de la manière dont les différentes cultures militaires des armées britanniques influencent la perception des officiers d’Etat-Major. On se régale ainsi de la description de la culture militaire de la Royal Navy, qui est toujours le « senior service », de l’Army et de la Royal Air Force. Suivie par une brève description de l’historique des guerres en Irak et en Afghanistan, cette partie permet de mettre en place le décor pour l’analyse des évènements, qui constitue le vrai cœur de l’ouvrage.

En premier lieu, Elliott revient sur ce qu’il identifie comme les contradictions fondamentales de la stratégie britannique en Irak et en Afghanistan: Pourquoi avoir préparé l’invasion de l’Irak sans préparer la période post-conflit, en contradiction avec la doctrine officielle des forces armées britanniques? Pourquoi avoir accepté d’accomplir certaines tâches alors que le MoD savait que les ressources étaient insuffisantes? Pourquoi accepter de prendre la responsabilité de Bassora, pour abandonner la population civile au main des milices? Pourquoi envoyer des troupes dans le Helmand officiellement pour protéger la population, et causer de nombreux dommages collatéraux car le contingent britannique était trop peu nombreux pour conduire une campagne de contre-insurrection et s’est donc fortement appuyé sur sa puissance de feu? Pourquoi envoyer au combat des troupes si peu préparées aux contextes culturels locaux, là encore en contradiction avec la doctrine officielle? Pourquoi avoir engagé des actions militaires alors que le renseignement était aussi faible (et reconnu comme tel par les autorités) sur la situation locale? Pourquoi le Royaume-Uni a-t-il toléré des forces de police corrompues en Irak et en Afghanistan alors que les forces britanniques avaient pour mission d’établir un État de droit?

Une fois listées ces contradictions fondamentales, Elliott revient sur la manière dont le système de prise de décision fonctionne au MoD, et identifie plusieurs facteurs expliquant cette piteuse performance stratégique. Tout d’abord, le haut commandement (les chefs d’Etat-Major) a soutenu les guerres voulues par le niveau politique sans s’assurer que leurs subordonnés à Whitehall avaient une compréhension suffisante des risques encourus, et que la volonté politique était suffisante pour courir ces risques sur le long terme. Le résultat fut que les officiers d’Etat-Major se plaignirent régulièrement que « les Généraux ne leur avaient pas dit que ce serait si difficile », et qu’il n’y eut jamais assez de troupes déployées sur le terrain, en Irak comme en Afghanistan.

Ensuite, de nombreuses décisions furent prises sans véritable discussion des hypothèses sous-jacentes. Souvent, le tandem Premier Ministre/CEMA prit des décisions, et n’en informa le MoD qu’après-coup. Whitehall était donc contraint d’exécuter des décisions prises ailleurs, sans avoir contribué à une évaluation des risques et des bénéfices, ce qui aurait du être son rôle normal. Ce manque de communication et d’implication du MoD apparaît de manière tragique quand Elliott révèle à travers ses entretiens que le CEMAT et le CEMAA britannique sont incapables d’expliquer les raisons ayant conduit le Royaume-Uni dans le Helmand. Le MoD a donc été réduit à devoir faire fonctionner des plans sans s’être demandé au préalable s’ils pouvaient fonctionner. De plus, la structure de commandement britannique n’était pas optimisée pour participer à des opérations en coalition, mais plutôt pour des interventions purement nationales, ou alors intégrées dans la chaîne de commandement OTAN. Le Permanent Joint HeadQuarters (PJHQ) n’a ainsi jamais trouvé sa place entre les commandements de théâtre, les commandements de coalition et le MoD, un phénomène renforcé par l’absence de coordination entre les militaires et les représentants des autres ministères britanniques (notamment le Foreign office et le Department for International Development) sur les théâtres d’opération.

De plus, les procédures lourdes du MoD empêchèrent une réactivité qui aurait été bien nécessaire, un phénomène couplé à la concentration croissante de la conduite des opérations dans les mains du CEMA britannique qui empêcha de remettre en cause les hypothèses de déploiements par d’autres hauts responsables, ce qui aurait pourtant été bien utile. Conséquence, il y avait aussi un décalage entre la situation sur le terrain, et sa perception à Londres, où le CEMA, les autres responsables du MoD et les responsables politiques avaient chacun une représentation différente, du fait de sources d’information variées. Il y a ainsi une faillite importante des relations civilo-militaires dans ce cas. L’auteur note aussi le faible niveau universitaire général des officiers supérieurs britanniques, puisque les principaux chefs de cette génération (tous les CEMA et CEM d’armées) ne sont pas passés par l’équivalent du CHEM (qui n’existait pas à l’époque), et n’ont en général jamais eu de formation universitaire rigoureuse, ni même jamais suivi de cours de science politique et de stratégie… Eliott compare cette situation aux Etats-Unis, où il est courant pour des officiers supérieurs d’obtenir des doctorats en sciences sociales, et avance que cette formation universitaire de haut niveau devrait devenir un pré-requis pour exercer des responsabilités, du fait de la rigueur intellectuelle et méthodologique qu’elle développe.

Au final, on dispose d’un portrait précis, et très important, de la manière dont a fonctionné (ou plutôt n’a pas fonctionné) l’appareil de défense britannique au cours de la dernière décennie. Cette analyse comporte aussi de nombreuses leçons pour la France, notamment sur l’adéquation entre le volume du déploiement et son importance stratégique, ou sur les risques de concentrer trop de pouvoir décisionnel au sein du CEMA, et faire ainsi dépendre l’action stratégique de sa relation avec les responsables politiques. Cela peut permettre de gagner en réactivité, mais comporte le risque fondamental de faire des bêtises (certes plus rapidement) et avec moins de garde-fous et de capacités d’auto-correction.

On admire également, une fois de plus, la capacité des Britanniques à se remettre en question, et leur liberté de ton (on imagine mal, par exemple, l’Amiral Rogel écrire un ouvrage équivalent). Et de nouveau, on constate à quel point la bonne coopération entre civils et militaires fait des merveilles: Elliott a écrit son ouvrage grâce à une defence fellowship de l’université d’Oxford, et un programme équivalent existe à King’s College London, qui accueille actuellement Chris Kolenda (ancien directeur de la stratégie sur l’Afghanistan au Pentagone). Comme je l’écrivais ici, la relation entre chercheurs civils et militaires est encore trop chargée de méfiance réciproque en France, ce qui est à la fois absurde et dommage, et de tels exemples devraient nous inspirer.

Au final, un ouvrage coup de poing très utile, qui doit nous forcer à réfléchir sur la manière dont une puissance moyenne conçoit sa stratégie.

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