Genocide and International Relations

Le champ des « genocide studies » est particulièrement actif dans le monde anglo-saxon, où l’on trouve facilement des manuels de grande qualité et une production florissante, ce qui contraste fortement avec la France où s’écrivent d’excellents ouvrages utilisant une approche ethnographique (par exemple sur le Rwanda ou le 3e Reich), alors que les tentatives de synthèse sur le phénomène sont rares et que les éditeurs s’attachent bizarrement à traduire des livres anglophones sur le sujet déconsidérés par l’ensemble de la communauté scientifique.

Le livre de Martin Shaw, Professeur à Sussex University, vient contribuer de manière importante à ce champ académique, à la fois en en montrant les limites intrinsèques et en proposant une nouvelle vision articulant les pratiques génocidaires et les changements du système international.

shawShaw commence par aller au-delà de la définition du génocide retenue dans la Convention de 1948 (et unanimement critiquée par la recherche) et propose de distinguer entre l’action génocidaire et le génocide afin de distinguer entre la manifestation du phénomène et le phénomène lui-même. Une action génocidaire est définie comme une « action in which armed power organizations treat civilian social groups as enemies and aim to destroy their real or putative social power, by means of killing, violence and coercion against individuals whom they regard as members of the group« . En retour, le génocide est « a form of violent social conflict or war, between armed power organizations that aim to destroy civilian social groups and those groups and other actors who resist this destruction« . Shaw met donc l’accent sur l’asymétrie de puissance entre d’un côté les détenteurs de la violence physique et de l’autre des populations civiles. En retour, sa définition de l’action génocidaire est suffisamment large puisque la destruction du « real or putative social power » d’un groupe comme intention permet de couvrir un large ensemble de phénomènes.

Pour situer son propos, Shaw montre que le champ des études de génocide souffre de deux problèmes majeurs. Le premier est le poids fondamental de la Shoah sur nos représentations des phénomènes génocidaires. Cette vision de l’Holocauste comme étant le génocide « par excellence » a des conséquences négatives sur la recherche. Ainsi, il y a une tendance implicite à comparer tout phénomène de violence de masse à la Shoah pour savoir si oui ou non nous faisons face à un génocide: le « label » génocide devient ainsi dépendant d’une comparaison aux formes spécifiques prises par le génocide des Juifs (notamment le rôle de l’Etat, une certain degré d’industrialisation et une vision raciste de la société). En conséquence, la recherche sépare artificiellement génocide et massacres de masse, réservant le terme « génocide » aux cas les plus similaires à la Shoah alors qu’il n’y a aucune raison méthodologique ou phénoménologique justifiant cette séparation arbitraire (Shaw rejette ainsi en bloc les arguments de Jacques Sémelin et d’autres sur le sujet). Le deuxième problème majeur, lié au premier, est la politisation du terme génocide. Puisque ceux-ci sont vus comme des phénomènes pires que les violences de masse, il y a une course à la victimisation afin de bénéficier du « label » génocide par rapport à d’autres victimes, ainsi perçues comme ayant moins souffert (après tout, un massacre de masse n’est pas un génocide n’est-ce pas?). Cette politisation du terme parasite les recherches universitaires, qui peuvent souvent prendre la forme d’une enquête pour savoir si tel ou tel évènement remplit les « critères » du génocide, ce qui permet ensuite à un groupe de se mobiliser pour obtenir les avantages socio-politiques liés à cette reconnaissance.

Ainsi, la recherche actuelle souffre-t-elle d’impasses liées au présupposés identifiés ci-dessus. En premier lieu, cette recherche reste nationaliste, étudiant un cas spécifique (ou quelques-un), sans réel effort de comparaison allant au-delà de l’observation de quelques similitudes. On est ainsi dans le registre des « fausses comparaisons » critiquées par Hassenteufel. En conséquence, les relations entre les persécuteurs et leurs victimes sont considérées en termes univoques: les génocidaires sont de purs génocidaires, et les victimes de pures victimes. Cette conception découle directement de la politisation du terme génocide: il s’agit de voir ceux-ci en fonction des victimes, ce qui conduit à considérer par exemple que les nazis ont commis plusieurs génocides simultanés (juifs, roms, handicapés, etc.) au lieu de concevoir un phénomène unique de violence génocidaire prenant plusieurs formes et visant plusieurs groupes. Les génocidaires sont aussi perçus comme un groupe cohérent, organisé, et animé par une idéologie haineuse (racisme, différentialisme, etc.), qui est un sine qua non de la perception du génocide comme un mal absolu. En retour, les victimes ne sont pas réellement des acteurs, mais attendent passivement de souffrir de la violence des génocidaires. Evidemment, la réalité historique est plus complexe, et bien souvent les victimes appartiennent à des groupes sociaux qui sont eux aussi responsables de violences. Mais la distinction génocidaire/victime est importante à maintenir afin de bénéficier des avantages socio-politiques liés au terme « génocide ».

L’une des principales hypothèses de la recherche actuelle est que les régimes totalitaires ou autoritaires sont les principaux responsables de génocide, et que ceux-ci sont liés à une idéologie raciste. D’une manière ou d’une autre, les génocidaires doivent ressembler aux nazis. Le problème est que ce présupposé tend à considérer les démocraties occidentales comme des solutions aux génocides, et non pas comme de potentiels responsables, oubliant ainsi au passage les génocides coloniaux, leur rôle dans la promotion de politiques d’homogénéisation nationale durant et après les Guerres Mondiales, et le rôle de ces démocraties et des Nations Unies dans la promotion de plans de partition comme solution aux conflits ethno-politiques facilitant l’émergence de phénomènes génocidaires. En retour, la focalisation sur le racisme comme cause primaire d’un génocide masque les phénomènes génocidaires liés à la pratique d’actions de contre-insurrection ou à la compétition pour la propriété foncière et les ressources afférentes, et oublie le rôle des situations locales dans la conduite d’actions génocidaires.

Enfin, les études actuelles considèrent les génocides comme des phénomènes « nationaux », ou en tous cas territorialement limités, et oublient le poids des relations internationales dans la production du phénomène. C’est tout l’objet du livre de Shaw que de lier l’évolution du système international à l’évolution des phénomènes génocidaires, une démarche originale qui permet au champ de progresser dans sa compréhension du phénomène. Pour ce faire, Shaw se limite à ce qu’il appelle la « modernité tardive », c’est à dire les génocides du XX° siècle et du début du XXI°.

En premier lieu, Shaw examine l’Europe du début au milieu du XX° siècle, en particulier les expulsions forcées et les massacres de population (notamment en Europe de l’Est et évidemment les génocides arméniens et juifs). Il montre comment la prévalence des phénomènes génocidaires dans la période et leurs formes particulières sont liées à la manière dont les conflits nationalistes et les polarisations politiques ayant conduit à ces génocides étaient dépendants des tensions entre grandes puissances. Ces conditions étaient historiquement contingentes: elles n’étaient pas présentes à la fin du XIX° siècle ou dans la seconde moitié du XX° siècle. Au contraire, différents contextes historiques produisent différentes manifestations du phénomène génocidaire, toutes différentes du modèle européen de la première moitié du XX° siècle.

A ce titre, la fin de la Seconde Guerre Mondiale est un changement majeur puisqu’elle remet en cause le système international « multi-impérial » qui avait été le contexte permettant l’apparition de génocides coloniaux et en Europe. En premier lieu, le « Génocide » est désormais criminalisé suite à la convention de 1948, ce qui conduit à sa disparition en Europe durant plusieurs décennies. En revanche, il apparaît de manière massive lors des processus de décolonisation et dans les conflits entre Etats décolonisés (que l’on appelait à l’époque le Tiers Monde). La fin de la Seconde Guerre Mondiale est donc une transition dans l’histoire globale des génocides et non pas une transition d’un monde génocidaire à un monde post-génocidaire comme le pensent généralement les militants d’ONGs et les juristes. Le contexte de la Guerre Froide lui-même a permis l’émergence de ces phénomènes dans les Etats décolonisés, notamment à travers la « clientélisation » de ces Etats et l’encouragement au maintien de leur sécurité pour contrer l’influence de l’autre bloc.

La fin de la Guerre Froide est l’autre changement majeur pour l’évolution des phénomènes génocidaires, l’effondrement de l’Union Soviétique redistribuant les équilibres de puissance et favorisant la réapparition du phénomène en Europe (Balkans), et sa perpétuation en Afrique et en Asie. Mais l’effondrement soviétique n’est pas seul en cause. Shaw montre comment les nouvelles normes au sein du système (résolution des conflits, interventions humanitaires, etc.) ont permis de soulager des souffrances mais ont eu des conséquences inattendues en favorisant parfois des phénomènes génocidaires (par exemple lors de la mise en œuvre de plans de paix).

L’ouvrage de Shaw est important, car il permet d’historiciser les phénomènes génocidaires (observant ainsi les continuités et ruptures dans certaines régions) et d’échapper aux facilités telles que les « haines éternelles » entre différentes populations comme explication. Surtout, si la recherche a montré comment les phénomènes de « brutalisation » au cours des conflits armés ou l’instrumentalisation des médias peuvent conduire à des violences génocidaires, Shaw est le premier à lier les génocides à l’évolution du système international. Cette démarche originale est réellement importante car elle ouvre d’autres perspectives de recherche (Shaw se limite aux XX° et XXI° siècles et son argument mérite d’être testé dans une perspective historique plus longue; il faut également étudier la répartition de la puissance militaire et des phénomènes génocidaires, ce que Shaw ne fait qu’imparfaitement dans son analyse du système, etc.), mais aussi car ses conclusions ont des conséquences politiques majeures: malgré les bonnes intentions des uns et des autres, la disparition des génocides ne se fera que dans un monde où la guerre aura été rendue impossible, ce qui semble bien au-delà de notre imagination.

Un ouvrage indispensable pour comprendre les liens entre guerre, génocide, et relations internationales.

3 réflexions sur “Genocide and International Relations

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