Good-Bye Hegemony! Power and Influence in the Global System

Voici un livre écrit par des internationalistes américains, pour des internationalistes américains, et qui par sa précision méticuleuse et la clarté de son exposé contient des analyses et leçons particulièrement utiles pour comprendre et analyser l’évolution du système international. Sans nul doute un ouvrage indispensable pour les internationalistes (sa présentation lors de la dernière rencontre de l’International Studies Association avait d’ailleurs conduit à des débats houleux), mais on l’espère aussi pour les autres disciplines tant il illustre la nécessité et l’utilité de la théorie des relations internationales.

hegemony

Reich et Lebow ont une cible: leurs collègues réalistes ou libéraux qui débattent indéfiniment du déclin ou du maintien de l’hégémonie américaine, et imposent donc un agenda sur les recherches mainstream en Relations Internationales déconnecté du monde réel. La notion d’hégémonie (c’est-à-dire une accumulation de puissance par un des Etats du système telle qu’aucune coalition d’autres Etats ne pourrait la dépasser) est au centre de plusieurs débats en théorie des RI, en particulier les théories de transition de la puissance (l’idée -empiriquement fausse- que le déclin d’une puissance et la montée d’une autre se traduit toujours par un conflit), la théorie de la paix hégémonique (un Etat hégémonique a un effet stabilisateur sur le système en réduisant le nombre de guerres inter-étatiques) ou encore plusieurs approches d’économie politique internationale comme la stabilité hégémonique (un Hegemon agit comme un prêteur de dernier ressort garantissant la stabilité du système économique). Ces débats sur l’hégémonie américaine ne sont pas qu’académiques, puisqu’ils informent de nombreuses discussions à Washington, par exemple sur la réponse appropriée à donner à la montée en puissance de la Chine: les plus bellicistes se réfèrent implicitement à la théorie de la transition de la puissance lorsqu’ils avancent qu’un conflit entre les Etats-Unis et la Chine est inévitable du fait des ambitions croissantes de Beijing qui ne pourront que se confronter aux intérêts américains. Au contraire, les optimistes avancent que l’interdépendance économique entre la Chine et les Etats-Unis est telle qu’un conflit serait suicidaire pour les deux, et appliquent ainsi implicitement la théorie de la stabilité hégémonique en avançant que le poids financier actuel des Etats-Unis permettra une accommodation en douceur du nouveau grand. On comprend bien l’utilité des théories des relations internationales, dont le rôle est de tester de manière précise ces arguments constituant les cadres mentaux implicites des décideurs afin de les confirmer ou de les infirmer .

C’est exactement la démarche de Reich et Lebow, qui conçoivent donc la théorie des RI comme le faisait Morgenthau: non pas une aide à la décision technique (les spécialistes régionaux ou thématiques des administrations sont là pour ça), mais comme une manière de « dire ses quatre vérités au pouvoir »: il s’agit de faire prendre conscience aux dirigeants des capacités transformatives de l’utilisation de la puissance avec comme objectif l’amélioration du bien commun (ce qui permet d’ailleurs de comprendre qu’il est impossible de séparer éthique et analyse des relations internationales). En l’occurrence, l’argument des deux auteurs est limpide, et se divise en trois étapes. En premier lieu, la notion d’hégémonie américaine est une illusion. Il s’agit d’une période historiquement très limitée (l’immédiat après-guerre) qui ne correspond plus à la place des Etats-Unis dans le monde depuis 1950. Débattre ainsi du maintien de l’hégémonie américaine est donc comme débattre du sexe des anges. Deuxièmement, Reich et Lebow avancent que la notion de power, clef d’analyse des réalistes, doit être désagrégée afin de distinguer entre puissance (définie en termes matériels -militaires, économiques, etc.) et influence. Ils sont ainsi très critique envers la notion de soft power, aussi vide théoriquement qu’empiriquement (ce qui explique certainement son succès médiatique), mais offrent une analyse fine de la notion d’influence, étudiant notamment la capacité de persuasion. Celle-ci va bien au-delà de la diffusion du Coca-Cola ou des jeans Levi’s (en gros, la thèse du soft power qui lie diffusion culturelle et adhésion aux valeurs dans un mécanisme causal grossier: les gens font assez bien la différence entre des produits de consommation et les politiques de l’Etat les produisant), puisque la persuasion repose sur le consentement, donc l’adhésion à des valeurs communes. Enfin, les auteurs analysent les trois fonctions que les tenants de l’hégémonie lui assignent: définition de l’agenda normatif international, garant du système économique, sponsor sécuritaire, et montrent que ces fonctions sont déjà remplies par d’autres acteurs du système.

Ainsi, en ce qui concerne la définition de l’agenda normatif, Reich et Lebow étudient le rôle de l’Union Européenne et ses succès dans la définition d’un relatif contrôle des échanges commerciaux (avec notamment l’acceptation par les Etats-Unis du rôle de la cour arbitrale de l’OMC) ou encore dans la promotion d’un traité bannissant l’emploi des armes à sous-munition auquel les Etats-Unis étaient initialement opposés. Le rôle de garant économique et de prêteur en dernier ressort est assuré désormais par la Chine, dont les activités économiques sont finement analysées dans un chapitre dédié sortant du cliché des Chinois possédant les bons du trésor américain et donc ayant mécaniquement une influence sur les politiques américaines. Enfin, le dernier chapitre étudie la stratégie de « sponsor sécuritaire », et compare notamment l’action des Etats-Unis en Libye avec le « vertige de la puissance » qu’a constitué l’Irak, et dans une certaine mesure l’Afghanistan.

La grande force du livre est donc de disséquer la notion de puissance et d’influence, et montrant la manière dont s’organise la communauté internationale. En ce sens, il n’est pas naïf, rappelant le rôle et l’utilité de la force militaire, mais la mettant à sa juste place dans la capacité d’action d’un Etat. Il est d’ailleurs frappant de constater que les exemples de l’UE ou de la Chine choisis par les auteurs ne sont pas présentés comme des modèles exclusifs à suivre pour les Etats-Unis (n’en déplaise aux partisans de la thèse de l’UE en tant que « puissance normative »), mais simplement comme des illustrations des modalités d’exercice des trois fonctions identifiées par les auteurs: définition de l’agenda normatif, garant du système économique, sponsor sécuritaire.

Certes, l’argument selon lequel la légitimité est force de persuasion et la distinction établie entre power et influence rappelleront à un lecteur français les analyses de Raymond Aron, notamment sa distinction entre pouvoir et puissance et son analyse des mondes homogènes et hétérogènes. De même, plusieurs analyses développées par les auteurs seront familières aux internationalistes suivant les débats sur la notion de power, et aux tenants des approches non-parcimonieuses. Mais il faut se rappeler l’objectif des auteurs: dynamiter la notion « d’hégémonie » et s’adresser aux réalistes et libéraux américains, ainsi qu’aux débats politiques internes à Washington. On peut toutefois tirer de nombreux éléments profitables à notre réflexion de leur analyse. En particulier les trois modalités d’action au sein du système international sont particulièrement bienvenues, car elles permettent de se rendre compte du fait que si l’UE est efficace pour définir l’agenda normatif, son influence est bien plus limitée dans les domaines économiques ou sécuritaires. Au-delà de ce constat évident, les auteurs documentent de possibles modalités d’action dans ces deux autres domaines, et il y aurait beaucoup à tirer de la lecture serrée des chapitres sur les stratégies de « garant économique » et de « sponsor sécuritaire ». Plus généralement, le livre est agréable à lire (avec les qualités des auteurs anglo-saxons: structure limpide, argument fort et explicite, concision) et montre l’importance des théories des RI pour comprendre le monde, afin de prendre conscience des catégories d’analyse et des analogies historiques implicites (ou parfois explicites) dans lesquelles nous opérons. Un ouvrage à lire donc, aussi bien pour ses analyses théoriques et empiriques que pour ce qu’il nous dit des liens entre la théorie et l’action.

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